Le Fiteiro Cultural: un diagramme populaire, un texte de Carlos Basualdo.

Un texte de Carlos Basualdo dans OPEN

fi.tei.ro adj

( fita1 +eiro) 1 Qui fait semblant, qui exagère, qui feint. 2 Celui qui feint des sentiments qu´il n´a pas, menteur, séducteur invétéré.
Michaelis, Moderno Dicionário da Língua Portuguesa

1. Fiteiro
Le joueur de foot tombe sur la pelouse du stade. Il roule sur lui-même et se tord comme traversé par une douleur déchirante. L´arbitre, qui en a vu d´autres, passe à côté de lui sans même lui accorder un regard. Si l´un des joueurs vient à lui reprocher son indifférence, l´arbitre répond : « Il n´a rien, c´est un fiteiro… ». En français on dirait « C’est de la comédie… ». Le mot fiteiro qualifie, dans le langage usuel, celui ou celle qui a une prédilection pour le subterfuge, sans qu´on puisse franchement parler de mensonge. Le dictionnaire portugais Michaelis ajoute que les intentions du fiteiro sont toujours suspectes : ce qui le motive, en effet, c´est le désir de tromper et de séduire. Si dans le premier cas, on ne peut éviter de voir un comportement douteux, dans le second cas, on peut estimer qu´il s’agit d´un simple désir inavoué de voler un baiser, de faire une conquête pour ne pas se laisser totalement conquérir. Mais, dans les deux cas, le terme n´est pas complètement exempt de connotations péjoratives. On peut questionner la morale du fiteiro malgré la sympathie paradoxale qu’il appelle, en apparence spontanée. On devine presque le plaisir secret de celui qui devient objet de l´attention – toujours quelque peu exagérée – du fiteiro. La sanction est moins un jugement qu’un reproche.

Que serait donc un fiteiro « culturel »? On pense, en premier lieu, qu’il s’agit d’un oxymoron. Comment peut-on feindre ou exagérer la culture ? Ou serait-ce que ce fiteiro, armé de culture, se propose de nous séduire? Quelle que soit l´utilisation du terme, une chose est évidente: nous sommes devant un objet, une situation ou une personne, dans lesquelles la séduction, la ruse et la culture se trouvent indissolublement unis. On pourrait même dire entremêlés. Toutes les combinaisons sont possibles: soit la culture séduit et trompe, soit la tromperie qui séduit la culture. Il y aura toujours une relation insoluble entre ces trois termes interdépendants. Cette relation nous parle de l´unité secrète entre l´artifice et la production de sujets et de connaissances (le dictionnaire nous rappelle que la culture est justement « le patrimoine de connaissances qu´un individu possède, et qui contribue à la formation de sa personnalité ») .

2. Structure de survie
Au plus tard dès 1961, année où il termine la maquette du projet Cães de Caça et probablement dès la fin des années 60, Hélio Oiticica conçoit son projet artistique comme indissolublement lié à la création d´espaces publics, ouverts à la participation d´autres personnes, artistes et non-artistes. Le paradigme en l´occurrence est celui d´un art constructif qui a pour objectif de produire ce que l´artiste appelait à l´époque « des communautés expérimentales » . Pour Oiticica, une œuvre motivée par une volonté constructive doit nécessairement tendre à la constitution d´instances de socialisation de plus en plus riche et complexe. Dans son œuvre, l´urgence qu´il y a à se développer en dehors des espaces institutionnels n´est autre que la conséquence du désir d´explorer des formes grâce à son caractère positif d´interaction sociale, que les espaces, presque par définition, semblent limiter. Il s´agit évidemment d´une impulsion animée moins plutôt par le désir d´explorer, dans sa positivité, un ensemble de possibilités de plus en plus riches et de moins en moins prévisibles, que par une volonté critique à l´égard à ces institutions. « L´Arte Ambiental » est, pour Oiticica, ce qui acquiert une fonction positive et constituante par rapport au contexte où il se produit. Cette fonction ne peut être réalisée qu´en faisant le pari du hasard et de la spontanéité, fondements d´une attitude ouverte sur l´expérimental.

Cães de Caça est un labyrinthe constructif, composé de cinq unités reliées entre elles, qu´Oiticica appelle des Pénétrables. Mais c´est également une plate-forme où devait se produire le Teatro Integral du poète Reinaldo Jardim et au cœur de laquelle devait se trouver le Poema Enterrado de Ferreira Gullar. Tropicália, l´installation qu´allait présenter Oiticica en 1967 au Musée d´Art Moderne de Rio de Janeiro comme participation à l´exposition « Nouvelle Objectivité Brésilienne », devait également comprendre deux pénétrables (le PN2 et PN3) et était structurée comme un labyrinthe tropical ambigu, avec ses perroquets et ses plantes exotiques – comme dans le paysage d´une peinture de Tarsila do Amaral , selon les notes des carnets Oiticica. Mais Oiticica voulait aussi que Tropicália – un commentaire caustique et constructif sur la possibilité de concevoir quelque chose qui ressemble à une « brésilianité », dans le contexte de la production artistique du pays dans ces années-là – soit une plate-forme pour les travaux et les activités d´autres artistes et des non-artistes. Au Musée d´Art Moderne, l´œuvre fut présentée accompagnée des poèmes-objets de Roberta Oiticica. Durant la semaine qui suivit l´inauguration, elle fut le théâtre de diverses activités informelles – de « manifestations », pour utiliser le terme que Oiticica aimait particulièrement – auxquelles participèrent les habitants de la favela carioca de Mangueira, dont Oiticica était un visiteur assidu. Des années plus tard, alors qu´il habitait déjà New York, l´artiste présentait un autre projet, resté à l´état de maquette, dans lequel une structure labyrinthique de caractère constructif, est proposée comme support à la réalisation d´activités diverses qui, cette fois-ci, feraient participer le public et un groupe d´acteurs qui – plutôt que de jouer, produit des « images ouvertes » à l´interprétation de l´auditoire. Il s´agit de la première incarnation de ses Tropicália Subterranean Projects, le projet conçu autour des Pénétrables 10, 11, 12 et 13, conçus en 1971. Sur un photomontage de la même année, conçu pour faire partie du projet, on voit quatre photographies montées en carré, qui synthétisent visuellement les sources et les intentions de l´artiste. Une première photographie offre une vue de son ambiance Babylonests montée à l´intérieur de son loft de la Deuxième Avenue – travail qu´il avait présenté au Musée d´Art Moderne de New York comme partie de l´exposition « Information », en 1970. La seconde, montre le poème « Subsisto » de Augusto de Campos, la troisième est une photo du leader révolutionnaire brésilien Carlos Lamarca, assassiné par la dictature. Et enfin, la dernière représente une famille très évidemment démunie : une jeune mère sur le seuil de sa maison sans porte, entourée de trois enfants pieds nus. Le groupe se trouve encadré par une construction précaire. Une cabane faite de bois et de boue séchée, d´une simplicité pathétique, clairement identifiable comme originaire du Nordeste brésilien .

3. Fiteiro cultural [Kiosque à culture]
Dans le Nordeste brésilien, le mot fiteiro possède une signification particulière, qui n´est pas retenue par les dictionnaires. Il désigne un type précis de construction précaire: une baraque de tôles et de planches avec un toit qui forme une avancée, fournissant un abri à ses usagers quels qu´ils soient. La caractéristique de cette structure est de ne pas avoir à proprement parler de fonction prédéterminée. Ainsi que le précise Fabiana de Barros dans un commentaire de son travail: une fois le fiteiro dressé et placé stratégiquement en un lieu-clé de la ville ( dans son texte, elle se réfère à João Pessoa, dans l´État de la Paraíba), l´occupant adapte la baraque et son fonctionnement aux besoins de ses usagers potentiels . Fabiana de Barros rapporte avoir trouvé un fiteiro où l´on vendait de la glace, un autre qui servait d´atelier de réparation d´appareils électroniques, et un autre où l´on vendait des billets de bus, mais aussi du café et des bonbons pour faire passer le temps de l´attente et du voyage. La typologie des fiteiros est à la fois monotone et variable à l´infini, chaque fonction correspondant à des modifications subtiles de sa structure visant à l´adapter à son usage. Dans sa logique sans faille, le fiteiro est une machine parfaite qui fonctionne entre une demande potentielle et l´offre qui lui répond, intégré et s´intégrant à un système économique, constructif et pulsionnel dans lequel les désirs impersonnels se transforment en solutions personnalisées de survie. Le fonctionnement d´un fiteiro ne s´appuie sur aucune élucubration préalable, sur aucun plan idéal à réaliser, du fait que toute évocation ambiguë tendant vers un horizon de quelque projet utopique est d´emblée exclue. Le fiteiro est où il est, au centre même des attentes qu´il détecte, capte et matérialise.

Au niveau constructif, le Fiteiro Cultural de Fabiana de Barros est une synthèse des différentes variables possibles de fiteiros, telles que l´artiste les a rencontrées dans les rues de João Pessoa. Sa structure est le résultat d´une opération constructive à la fois opposée et parallèle à celle des travaux d´Oiticica que nous avons cités. Si des installations comme Tropicália et les Tropicália Subterranean Projects représentaient une interprétation personnelle de l’architecture des favelas de Rio, filtrée à travers une logique constructive inspirée de Mondrian et de Malevich, le Fiteiro Cultural de Fabiana de Barros en revanche, isole et potentialise un moment constructif qui a toujours été présent dans la typologie des baraques populaires. Le caractère constructif du Fiteiro est intrinsèque à l´usage populaire des fiteiros.
Le Fiteiro de Fabiana est un cube de bois avec un toit incliné, une petite porte latérale et quatre fenêtres rectangulaires – une sur chaque côté – qui sont ouvertes en soulevant les volets à la perpendiculaire, où ils sont maintenus par des étais judicieusement placés, révélant l´intérieur du cube. Deux planches horizontales divisent en deux l´espace intérieur du fiteiro. Ces planches, une fois les volets ouverts, peuvent être installées à l´extérieur et servir de comptoir. La structure est d´une logique absolument cristalline. C´est presque un exercice constructif modélisé. La structure du cube est adaptable à l’infini: bureau, comptoir de bar, table de travail, point d´observation et refuge. Sa logique constructive est simple, dérisoire même, et  l´aspect ornemental en est structurellement exclu. Le fiteiro n´en est pas moins nécessairement lié à l´ornement de par sa fonction communicative. Le Fiteiro Cultural – quoiqu´on puisse dire la même chose de tout fiteiro – est un espace à la fois public et publicitaire. Pour cette raison, il manifeste la nécessaire interdépendance des deux sphères dans la vie quotidienne. Signifiant sans signifié, il n´y a pas de doute que tout fiteiro est un dispositif moderne, à la fois agora et théâtre, séduction et substance.
Mais peut-être est-ce là justement le mode sur lequel Fabiana de Barros s´approprie le fiteiro, dans son manque stratégique de spécificité. Ainsi, son Fiteiro Cultural dépouillé apparemment de toute finalité économique, met en lumière en premier lieu, ce que l´on pourrait appeler le « dispositif fiteiro » en général. Le Fiteiro Cultural consiste en la recréation d´une structure-fiteiro et sa disposition stratégique dans le contexte urbain/institutionnel, de façon à répondre aux besoins culturels de son public potentiel. Lors de sa présentation à São Paulo en 2004, durant le Forum Culturel Mondial, l´un des sept fiteiros réalisés a abrité une radio internet. Un autre fut occupé par un groupe d´artistes locaux, et un autre fut transformé en atelier de gravure. La dimension publicitaire du « dispositif-fiteiro » a été mis en évidence par le Fiteiro Cultural présenté à l´exposition Noviembre Público, à la Martinez Gallery de Brooklyn à New York. Il a fonctionné comme surface d’expression à deux groupes de taggeurs. Enfin, à Sion, en Suisse, deux artistes ont transformé un fiteiro en chambre noire. Dans tous les cas, les Fiteiros répondent aux besoins immatériels des artistes ou des communautés, au moyen de production d´espaces et    d’activités destinées tout autant à les satisfaire qu´à les stimuler.

L´économie dont ils relèvent ne se base pas sur des besoins de subsistance, mais sur son intégration à un circuit  d´expositions et de manifestations artistiques. De là vient donc le choix de l´adjectif « culturel » pour qualifier le fiteiro de Fabiana de Barros. Il marque le geste de l´appropriation de l´artiste, tout en soulignant l´intention d´utiliser sa logique constructive pour la production de connaissances immatérielles.

Le Fiteiro Cultural de Fabiana de Barros ne résulte pas d´une simple individuation d´une sous-espèce possible de fiteiro, dans la singularisation d´un processus d’agencement collectif, nécessairement anonyme. Il s´agit, au contraire, de souligner – par le don d´un nom et par son insertion dans le contexte institutionnel de l´art – le manque de spécificité de tout fiteiro dans sa dimension productive. Tous les fiteiros, semble nous suggérer Fabiana, sont toujours « culturels ». Tout fiteiro est impliqué dans un processus de production qui transforme les désirs en outils de survie, les connaissances en matériaux, et vice-versa. Tout fiteiro est un appareil de traduction qui opère entre la dimension collective et la dimension individuelle, au service d´une économie communicationnelle. Petite entreprise autonome et expérimentale, tout fiteiro est une croisée de chemins ouverts par celui ou ceux qui le construisent et par la communauté qui se construit autour de lui.
Mais en particulier le Fiteiro Cultural – même si c´est le cas de tout fiteiro – cesserait de fonctionner s´il n´avait pas la capacité de nous séduire. Pour être activé et produire des effets, il doit être capable d´attirer ce substrat collectif destiné à soutenir l´activité du fiteiro. Séduire pour singulariser et se singulariser. Tromper, peut-être, avec le but de produire l´espace de publicité nécessaire à son fonctionnement. Le fiteiro, en dernière instance, ne nous apprend-il pas que la séduction et la production de connaissances et de sujets ne sont pas des choses qui s´opposent, mais qui se complètent nécessairement dans la composition d´un espace collectif? Un espace où chacun est capable de trouver « les connaissances qui contribuent à la formation de sa personnalité », investi de désir, et surtout de volonté d´existence. Le Fiteiro est le diagramme effectif de toute communauté.